Du côté de la vie
Chronique 1: NOUVEL AN ET GRANDS ESPOIRS
Publié le 25-02-2015 10:21:54 | Vu 670 fois | 14 CommentairesQuelque part dans les Ardennes, un hôpital aux briques rose et jaunes bordé de sapins... Voici Janvier. Une nouvelle année arrive donnant naissance à de nouveaux espoirs. A l'hôpital, les enfants et leur famille s'encouragent. Cette année sera la bonne, celle de tous les voeux de guérison enfin réalisés. C'est ce qu'ils espèrent tous du fond de leur coeur, de leur âme. Cet espoir leur donne la force d ' avancer sur le pont suspendu de leur vie. Ils n'ont pas le choix. Avancer et faire face malgré la tempête. Impossible de reculer. Nous espérons tous le meilleur avenir pour chacun d'eux. C'est le mois le plus difficile de l’année en ce qui me concerne. Grosse fatigue, envie d’hiberner. Je n'ai même pas de bonnes résolutions. De toute façon, la plupart ne tiennent jamais et comme chaque année, je répète à mes collègues : -A cette époque, tous les mammifères hibernent ou fonctionnent au ralenti. Il n’y a que nous, pauvres humains, pour vivre à cent à l’heure en toute saison. Il faudrait instaurer, pour le bien-être de tous, un horaire hivernal. Quelle injustice incompréhensible! Tous rient de mon désespoir annuel. L’une d’elle me répond: -Toutes les injustices sont incompréhensibles, Léa. L’année commence dans la bonne humeur. A propos d’hibernation : un petit escargot s’est endormi sur le pot mauve d’une de mes plantes. Un petit cœur bat dans ma » jardinerie ». Un bien grand mot car il s’agit seulement du dessus de l’étagère de ma cuisine. Je veille sur son sommeil. Ne pas le toucher ! Tous sont prévenus, à la maison. Il neige. De gros flocons légers toucheront bientôt la Terre. De la fenêtre du sixième, David et moi regardons le sol se couvrir de blanc. Descendu du lit à toute vitesse, il colle son nez contre la vitre comme pour sentir le froid. Enfermé dans la chambre stérile depuis de longues semaines, il ne peut pas les toucher. Le temps reste en suspens. Après quelques minutes, il remonte sur son lit bien décidé à terminer ses exercices de grammaire . Il travaille avec plaisir et c’est tout ce qui compte en ce moment. Eh oui, quelle chance ! La plupart de mes élèves aiment l’école. C’est un petit moment de répit, la normalité dans leur vie d’enfant, l’espoir de réussir leur année ou de se réconcilier avec leur scolarité. Il dépose son crayon, regarde les flocons et me demande en parlant de la neige : -Tu crois qu’elle va tenir ? -Tu veux que je me casse une jambe ? Il comprend mon humour et poursuit en souriant : -Moi, j’espère bien. Comme ça, quand je sortirai, je pourrai faire un bonhomme de neige. -Beurk, tu auras les mains gelées-trempées. Il rit en devinant mes grimaces sous le masque. C’est le beau moment de la journée. Rieur, complice, David plonge sous les draps pour se réchauffer. J'espère qu 'il pourra jouer dans la neige. Pas tout de suite. Peut-être l'an prochain.Je quitte la chambre sur cet espoir. Un peu plus loin, la salle de dialyse est déjà bien remplie. Tous les lits sont occupés. J'entends le bruit des conversations des enfants qui volent d'un lit à l'autre. Soudain, un doute. Où sont mes lunettes ? Le film du début de ma matinée défile en marche arrière dans mon cerveau sans trouver l'image qui m'éclairera sur mes recherches. Je reste quelques secondes sur place, puis poursuis mon chemin. Comment est-ce possible d’être si tête en l’air. Je crois bien que je bats tous les records. Il faut toujours que j’oublie quelque chose quelque part. Il faut toujours que je cherche quelque chose quelque part.Je me fatigue moi-même. -Ce n’est pas ton jour, me dit la kiné en riant. -Si ce n’était qu'aujourd'hui! C’est tous les jours comme ça avec moi. Elle me connaît, elle sourit. J'avance dans la salle en farfouillant à grand bruit dans mon sac, Bénie, une de mes élèves, me dit en feignant l’exaspération : - Léa, ne me dis pas que tu as encore oublié tes lunettes ! Grand sourire malicieux sur son visage. Elle est très jolie ma petite Bénie. De grands yeux, un visage de poupée. Bénie ne se plaint jamais. Elle m’attendrit. -Dis donc mamzelle, de quoi je me mêle ? As-tu apporté tes devoirs ? ,dis-je en brandissant fièrement mon étui à lunettes. Soulagement surtout. -Voilà, dit-elle, en soulevant son cartable. Il est lourd ! -Tu as mis des cailloux là- dedans ? -Mais non, je t’explique. Et la voici partie dans ses explications sans queue ni tête que j'écoute à peine. Finalement, ce n’est pas ce qui m’importe le plus. Elle est heureuse ma Bénie. Elle a onze ans. Elle se pèse, crie son poids à l’infirmière qui vérifie, court dans son lit. Pendant ce temps, j’ai regardé dans son journal de classe. -Tiens, me dit-elle, Madame, sous-entendu mon institutrice, t’a écrit un mot dans le cahier de liaison. -Quoi donc ? -Ah, ça, je n’en sais rien moi. Elle me répond d’un ton pas du tout concerné. Elle hausse les épaules. Je fais semblant de soupirer. Je lis à haute voix le mot de « Madame » : » Bonjour Léa, pourriez-vous revoir les grandeurs proportionnelles avec Bénie ? »... La tête de Bénie change une fraction de seconde, elle n’aime pas ça du tout mais elle se reprend vite et pleine d’espoir me lance d’une traite : -Et puis tu me racontes la suite de l’histoire, celle qu’on a commencée vendredi ! Ouf, elle reprend sa respiration. Ce n’est pas une question, c’est une évidence. Je lui réponds : -J’aurais dû être conteuse. Pourquoi ne suis-je pas conteuse ? -On aura le temps. J'ai quatre heures de dialyse aujourd'hui. J'ai pris trop de poids ce week-end. J'ai un peu oublié mon régime.C'est pour ça que je suis là ce matin. D'habitude, elle arrive vers midi. L'infirmière soupire en lui souriant. -Je sais, lui dit Bénie, avant qu 'elle ne lui refasse les recommandations maintes fois répétées. -Je sais,je n'ai pas fait exprès,s'empresse-t-elle encore de rajouter. -Bon, je reviendrai quand tu seras » branchée » à la machine, lui dis-je en tournant les talons. Elle rit. Comme les autres enfants dialysés, Bénie vient trois à quatre fois par semaine dans ce service. Le matin, elle va dans son école. Vers midi trente, elle arrive chez nous. Une infirmière la relie à la machine. Elle peut alors manger. Et la voilà partie pour plusieurs heures de « nettoyage interne ». Il s’agit d’un traitement lourd pendant lequel la machine fait le travail de leurs reins qui ne fonctionnent plus. Ils attendent tous une greffe de rein et de foie aussi parfois. Les petits de maternelle viennent le matin, les grands du primaire et du secondaire sont présents l’après-midi. Théoriquement. En pratique, ce n'est pas toujours évident et les horaires peuvent varier en fonction de leurs besoins. Mes collègues et moi leur donnons cours. Nous travaillons dans la même salle avec plusieurs enfants qui se connaissent bien. Nous essayons de nous concentrer comme nous le pouvons afin de travailler au mieux mais il arrive qu’un enfant ne se sente pas bien ou qu’il dorme pendant toute la dialyse. Nous connaissons certains d’entre eux depuis longtemps. Ils étaient alors petits, parfois bébés. Nous les avons vu grandir tout au long de ces années. Nous sommes particulièrement proches d’eux et de leur famille. Chaque nouvelle année apporte plein d’espoir. Mais l’attente est parfois très longue. Ils se découragent. Nous les comprenons, nous les chouchoutons. Et puis, les infirmières, les psychologues, les médecins, les éducateurs et éducatrices sont aux petits soins pour chacun d’eux. Changement de programme. Bénie n'étant pas prête, je retoune en oncologie. Ca aussi c'est théorique, utopique même le programme échafaudé dans ma tête, le matin. Chaussons, désinfection des mains, bonnet, masque, redésinfection des mains, blouse, gants, procédure répétée plusieurs fois par jour pour rejoindre un enfant dans le quartier stérile. Une chambre « aquarium », avec pour seule ouverture sur le monde extérieur une grande fenêtre qu’il ne peut jamais ouvrir. C’est vendredi, et le vendredi, c’est le jour des clowns dans le service. Ils sont attendus avec impatience par Jennifer, dix ans. Une bouffée de légèreté emplit la chambre. J’interromps mon cours pour laisser entrer l’enfant dans un monde imaginaire. Pendant la semaine, d’autres bénévoles s’occupent des enfants afin d’entrouvrir un peu plus la fenêtre. Après le départ des clowns, Jennifer me dit en se léchant les lèvres : - Tu sais Léa, j’ai vraiment envie d’une crotte de porc. -Une côte de porc, tu veux dire, la reprend Mamy. Sa mamie rit et le bleu de ses yeux brille. Tout le monde, dans le service l’appelle « Mamy », parce qu’elle pourrait être la grand-mère rêvée de chacun de nous. Avec ses cheveux blancs barbe à papa, son teint rose, ses yeux clairs et surtout ce sourire qui ne la quitte jamais. Elle est forte. Le rocher sur lequel s'appuient Jennifer et ses parents. En plus, Mamy est coquette en toute circonstance. Elle vient rendre visite tous les jours à Jennifer. Comme les visites sont très limitées, elle prend la relève quand la maman s’en va. Pleine de petites attentions pour tout le monde, elle apporte plein de joie et de tendresse. Elle nous gâte avec ses biscuits faits maison. Ils sentent bon le réconfort. Il existe des gens qui, malgré l’adversité, arrivent à réconcilier les autres avec la vie. Mamy est une personne positive, lumineuse et sa lumière se propage partout où elle passe. Me revoici à présent dans la chambre de David. Il a douze ans. Il me sourit. C’est souvent, dans le silence, qu’émergent soudainement les pensées des enfants. Et toujours quand on s’y attend le moins bien sûr ! Et pourquoi faut-il que cela me tombe encore dessus ? Il me regarde intensément, réfléchit et me dit : -Moi, je n’ai pas peur de mourir. J’ai juste peur pour ma maman. Sous-entendu : Que va-t-elle devenir quand je ne serai plus là ? Voilà une question qui retient souvent les enfants un peu plus longtemps que prévu sur la Terre, leur plus grande angoisse étant le chagrin de leurs parents. Ils veulent les protéger de la peine causée par leur perte et ils sont prêts à lutter jusqu'au bout pour les épargner. Pour eux, la mort ne représente pas une catastrophe. Souvent, ils pensent qu’une autre vie les attend ailleurs. Nous sommes tous destinés à nous rencontrer, à nous aimer et à nous perdre un jour les uns les autres. C’est pour cela que la vie est précieuse. C'EST GRAVE DE MOURIR. Jamilla est de retour. J’entends sa voix jusqu'aux ascenseurs. Elle passe en trombe devant moi en criant : -Je suis de nouveau là ! Un grand sourire provocant, du défi et de la colère dans les yeux. Elle vient de passer quelques jours aux soins intensifs parce qu’elle a décidé de ne plus suivre son régime. Elle en a assez de cette maladie digestive qui l’empêche de manger ce qu’elle veut ! Désormais, elle ne se laissera plus soigner. Elle me dit tout cela vite vite et disparaît. Un peu plus tard, elle me rejoint dans la salle de jeux où je travaille avec Dounia, une petite fille de six ans très sérieuse et très appliquée. Laura, un bébé d’un an sur mes genoux, vide mon porte-plume et joue avec mes cheveux. Elle est attendrissante avec ses grands yeux bruns remplis de curiosité. Jamilla s’est radoucie. Elle s’assied à côté de moi et me demande une feuille de calculs. Elle a quatorze ans. Maladie découverte il y a trois ans, retard scolaire et crise d’adolescence pour tout compliquer, elle se révolte. Elle en veut au monde entier. Les régimes… tous aussi fastidieux et pesants les uns que les autres. Régime sans sel ou sans sucre ou sans lait, pas de fruits ou de légumes crus… Quels qu’ils soient, ils sont toujours durs à suivre à long terme, surtout pour les ados, les aliments interdits étant souvent ceux qu’ils préfèrent. Adieu friandises, hamburgers, frites et sauces diverses, pâtes à tartiner et glaces. Je comprends qu’ils craquent parfois. Ils n’en voient jamais la fin ! Dans l’ascenseur, je croise Mamy. Elle me serre dans ses bras, un sourire radieux s’est posé sur son visage. Mamy sent bon. J’ai entendu beaucoup de choses négatives sur la vieillesse. Vieillir, est un naufrage, une injustice, l’humiliation ultime que nous inflige la vie. Mais Mamy a choisi la voie du cœur. Je peux vous dire qu’elle est une belle personne. Mamy n’a pas d’âge. Le carnaval pointe le bout de son nez. A l’école et dans les services, les enfants peignent des masques, préparent les déguisements qu’ils porteront fièrement dans quelques jours. Les couleurs dansent sur les murs. Tout annonce la fête ! Quelle ambiance ! Dounia semble très absorbée par ce qui se passe à l’extérieur. Deux petits moineaux se bécotent sur l’appui de fenêtre. Elle me dit : -Tu vois, Léa, ça c’est la beauté de la nature. Quelle jolie phrase ! Je caresse ses tresses noires. Nous restons silencieuses face au spectacle que nous offrent les oiseaux, à leur insu.Nous retombons rapidement sur terre. La journée avait bien commencé mais à présent, Jamilla hurle dans le couloir. -Foutez-moi la paix, ne me touchez pas ! Des voix infirmières essaient de la raisonner. Jamilla explose encore une fois, une vraie casserole à pression dont le couvercle ne cesse de sauter. Je ferme la porte de la salle de jeux mais les enfants présents ont tout entendu. -C’est Jamilla, dit Mario. Julien répond en haussant les épaules : -Moi, je suis diabétique. J’ai aussi un régime mais je ne fais pas tant d’histoires. Elle exagère. Évidemment, Jamilla n’arrête pas de crier sa rage à qui veut l’entendre depuis son arrivée. Tout le monde est au courant de ses problèmes, même les plus jeunes. -Ouais, mais c’est grave de mourir, continue Mario. -Mais non, ce qui est grave, c’est de souffrir. Quand t’es mort, tu ne sens plus rien. T’as même plus de maladie ! Il n’a pas tort. Je n’interviens pas. Cette conversation ne m’appartient pas même s’ils savent que je les écoute. Les enfants parlent entre eux. Surtout, ne pas se mêler, les laisser s’exprimer librement. J'apprends de leurs mots. Je frappe à la porte de la chambre de David. Il me voit au hublot. Il m’appelle d’un signe de la main. Le temps de m’habiller complètement, rituel habituel, et j’arrive. Dès que j’ouvre la porte il me dit : -Quand je serai mort, je resterai près de ma maman et je la protégerai. Je la consolerai. C’est en ces termes qu’il m’accueille. Je reçois ses phrases en pleine figure mais je parviens quand même à lui sourire. Que pourrais-je lui dire ? Il n’y a rien à dire. Et certainement pas que tout cela n’est que bêtise. Mon cœur se glace, se serre, rétrécit. Il m’a parlé paisiblement, sans colère, sans rancoeur. Je me dis que c’est peut-être sa façon de me prévenir qu’il va bientôt nous quitter. Mes yeux s'humidifient légèrement, malgré moi. Il me regarde et les siens me disent que tout va bien. Il me sourit. Il est en paix. Et sa paix me réconforte un peu. Il s’est replongé dans ses exercices. -Tu travailles déjà ? -Oui, je sais que c’est ton heure, Léa. Je ris. -Mon heure ? Alors que je m’organise en fonction de la disponibilité de Monsieur ? C’est la meilleure de la journée. Il me regarde en coin, feint garder son sérieux. Je vois bien qu’il rit. En sortant de la chambre, une boule monte dans ma gorge. Je pleure à l’intérieur. Dans mon cœur. Les jours passent mais ne se ressemblent pas. Dans la salle de jeux de l'urologie, un joyeux bourdonnement s'élève d'un essaim malgré tout contenu. L’ambiance est festive. Rires, serpentins, clowns, indiens, princesses… Tout ce désordre forme un beau tableau vivant, musical, plein de couleurs et de joie. Les enfants des salles se mêlent à ceux de l’école pour le grand défilé. Vive le carnaval, vive la fantaisie ! Aujourd'hui, tout est permis ! Dounia saute de joie. Elle m’accueille avec un grand sourire et des yeux pétillants. -Quelle jolie princesse ! Elle me montre fièrement les ballerines assorties à sa robe rose, se dirige ensuite sans rien dire vers la table et lève une baguette magique. -Mais… tu es une fée ! -Et sens comme je sens bon, me dit-elle, en me tendant son petit bras noir sous le nez. -Mmm, c’est vrai, tu sens très bon. -Tu sais ce que c’est ? -Non. -C’est du Nutella ! -Du Mustella ! On rit. Même Jamilla qui participe à la fête rit. Elle est jolie dans son pantalon taille basse et son top blanc à longues manches qui virevolte autour d’elle quand elle bouge. -Tu es bien coquette aujourd’hui ! Tu as même mis des boucles d’oreilles !, lui dis-je en l’embrassant. -Tu as vu le nouveau stagiaire infirmier ? Il est trop beau ! D'ailleurs, il est là ! Elle sautille et part en courant. Je comprends mieux maintenant sa coquetterie et sa bonne humeur ! Dounia, qui n’a rien perdu de la conversation, me dit d’un air blasé : -Je crois bien qu’elle est amoureuse. Elle hausse les épaules comme une femme d’expérience qui a tout connu de la vie et je ne peux m'empêcher de sourire. En passant devant la salle de jeux, un peu plus tard, je vois par la porte vitrée, Jamilla assise à côté du stagiaire qui s’occupe d’un enfant. Elle me fait de grands signes de la main. Petit sourire complice, je passe mon chemin. Le lendemain, elle me rejoint en courant, un papier à la main. -C'est une lettre d'amour pour le stagiaire !, crie-t-elle en la dépliant. Elle me montre le coeur qu'elle a dessiné avec leurs initiales. Mais l'amour n'a rien d'un équation mathématique. Au bout de son histoire rêvée l'attend la désillusion.