Du côté de la vie
Chronique 11: J'AI FAIT PIPI !
Publié le 26-04-2015 10:42:21 | Vu 575 fois | 14 CommentairesAprès la réunion matinale, l'éducatrice me tend la liste des enfants à voir en urologie. Liloua figure parmi eux. Elle est remontée hier des soins intensifs où elle a passé quelques jours, processus normal après une greffe rénale, et elle va bien. Je la vois par le hublot de sa chambre, elle me paraît encore plus petite que d'habitude dans son grand lit blanc. Elle me sourit, ses longs cheveux toujours en bataille. Dès que je rentre, elle m'annonce: -J'ai déjà fait plusieurs fois pipi. C'est drôle, je ne me souvenais plus comme c'était tout chaud. Le rein de maman est ici maintenant. Elle me montre son petit ventre rebondi. Comme il s'agit d'un rein d' adulte, le chirurgien le place devant, horizontalement. -Alors, tout va bien ? -Oui, en plus aujourd'hui, je reverrai maman. Je suis très contente ! Le père arrive, me donne des nouvelles de sa femme. Tout s'est bien passé. Quel soulagement. Il caresse la tête de son enfant. Moment de tendresse, de transition aussi entre deux rives. Celle qu'ils viennent de quitter mais qui semble pourtant encore si proche et l'autre qu'ils ont à peine rejointe sans réaliser vraiment... Un peu comme dans un rêve. Une infirmière arrive pour les soins. Elle me dit : -Tiens, Léa, on ne te voit plus beaucoup dans le service. -Je sais, ce n'est pas facile. Pas assez de personnel mais deux de mes collègues viennent quand elles le peuvent. Il a fallu se répartir le travail autrement cette année.Tu le sais bien. -Et oui, c'est partout le même problème ! Tu nous manques ici ! Nous nous sourions, puis je continue mon chemin. « J'ai fait pipi ». Une grande nouvelle presque irréelle. Je souris. Cela nous paraît tellement normal, évident, pour nous qui avons de bons reins. Et puis, une anecdote me revient. Il y a quelques années, nous avons eu une intérimaire, Isabelle. Comme nous, elle n'avait jamais travaillé dans un hôpital auparavant et découvrait la réalité petit à petit. Elle s'occupait des enfants en classe. Parmi eux, une fillette de 8 ans fréquentait l'école tous les jours, entre ses dialyses. Situation rare puisque, en général, ces enfants se rendent habituellement dans leur école. Un jour, elle me dit que quelque chose l'intriguait : -C'est bizarre, pendant les récréations, tous les enfants vont aux toilettes, sauf Asma. Elle me dit qu'elle ne doit pas y aller. Je ris en lui répondant : -Elle ne sait pas uriner. C'est pour cela qu'elle est dialysée ! Embarrassée par son ignorance, elle me dit : -Je n'avais pas pensé à ça! Oh, quelle honte ! La pauvre, que je suis bête ! Elle s'en voulait surtout pour Asma. Je lui explique alors comment fonctionne la dialyse, son utilité. -Et après la greffe, comment cela se passe-t-il ? -Les enfants sont hospitalisés en chambre stérile pendant trois semaines. Comme tous les greffés, ils devront rester chez eux encore pendant plusieurs mois. Ils viendront en consultation et puis, si tout va bien, ils recommenceront une vie plus ou moins « normale » ...avec toujours des traitements et un régime un peu moins strict. Isabelle était très douce et patiente avec les enfants. Elle les accueillait dans sa classe avec le sourire et s'adaptait rapidement à chacun d'eux. Et puis, avec le temps, nous nous étions liées d'amitié. Elle se confiait souvent à moi concernant le travail ou sa vie privée. Elle me disait : - Tu es ma petite mère du boulot ! Cela me faisait rire mais c'était vrai... Vu son âge, j'aurais pu être sa maman. Certaines personnes ont des déformations professionnelles. J'ai peut-être inventé les déformations familiales. En dialyse, Renaud se repose en attendant mon arrivée. Miracle ! Il est déjà prêt. Dans la conversation il me dit sans enthousiasme : -Ma maman attend un bébé. Il a l'air dépité, pas très réjoui. -On dirait que ce n'est pas une bonne nouvelle. -Bof, je ne sais pas. Tout le monde est content sauf moi. -Pourquoi ? -Je ne comprends pas... et si lui aussi était malade ? Ma maman n'a pas pensé à ça. On voit bien que ce n'est pas elle qui vient en dialyse. Il y a de la colère dans sa voix, de l'incompréhension. Je ne sais plus à quoi est due sa maladie et je ne sais pas répondre à cette angoisse. Serait-ce génétique ? L'infirmière qui se trouve à côté de nous lui répond : -Il arrive que plusieurs enfants d'une même famille présentent la même maladie mais cela n'arrive pas forcément chez tout le monde. Je pense que, contrairement à ce que tu crois, tes parents se sont bien renseignés. -Ah, oui ? En tout cas, à moi, ils ne me disent rien. Il bougonne, soupire. L'infirmière continue : -Demande-leur, il n'y a qu'en posant des questions que tu le sauras. Tu veux parler avec Julie ? Julie, la psychologue nous serait effectivement d'une grande aide. Chacun son travail, chacun à sa place. Elle passera après les cours qui n'en sont plus vraiment. Finis les examens ! Place aux jeux, aux peintures...en compagnie de l'éducatrice et ma collègue de maternelle. SOCIETE DE CONSOMMATION QUAND TU NOUS TIENS ! Ce midi, comme tous les mardis, nous nous retrouvons en comité réduit dans la classe. Il pleut et depuis quelques jours, c'est le temps à la grimace. Finis le soleil, la lumière...ciel plombé. A peine installée, une collègue arrive. Elle avance comme une somnambule, les yeux plissés sur son téléphone, les doigts glissant sur l'écran. Sans me regarder, elle m'annonce en parlant de son nouveau gadget : -Mon mari m'a offert le dernier modèle... Je ne prête pas attention à la suite mais la dernière phrase me fait sourire : -Je ne sais pas l'utiliser. Elle me regarde sourire sans rien dire et me lance : -C'est vrai, ce n'est pas à toi que je dois demander ça ! -C'est reparti ! Pourquoi tu me le dis, alors ? Encore un cadeau empoisonné qui ne sert à rien ! Nous rions toutes les deux. Lorsque la nouvelle intérimaire entre dans la classe, elle trouve un malin plaisir à se venger en lui racontant : -Tu sais que Léa vit encore à l'ère préhistorique ? -Ah, bon ?, répond celle-ci en me regardant. -Elle n'a pas de voiture, pas de lave-vaisselle, pas de lave-linge... J'interviens : -Stop ! N'exagère pas. Ne l'écoute pas, elle dit n'importe quoi, dis-je à l'intention de l'intérimaire. De toute façon avec vous, je suis soit dans le monde de la préhistoire, soit dans celui des bisounours... Mettez-vous d'accord. Et j'ai un lave-linge. D'autres qui nous ont rejointes comprennent tout de suite le sens de la discussion. De taquineries en gentilles moqueries tout se termine dans un grand éclat de rire dont je suis, comme d'habitude, la dinde de la farce.Oui, j'ai bien dit la dinde et non le dindon. Et pour la cent vingt-cinq millième fois, j'essaie de leur expliquer, cela fait partie du jeu, que la technologie est là pour nous aider et même, dans le cadre de la santé, nous sauver mais en aucun cas, en ce qui me concerne, pour nous assister dans les moindres faits et gestes de notre vie. Assistanat et dépendance à la consommation, sans réflexion, une vraie drogue. La simplicité, c'est la Liberté. Une façon de vivre grâce à laquelle je me sens légère. Je n'ai pas besoin de m'entourer d'objets de « remplissage » que j'estime inutiles dans ma vie de tous les jours. Cela ne m'empêche pas pour autant de vivre raisonnablement dans un monde moderne, mais pas modèle, avec tout le confort nécessaire. -Tu es écolo. -En tout cas, je suis bien plus écolo que certains représentants de notre gouvernement ! C'est bien trouvé cette phrase, je suis fière de moi ! Nous passons un bon moment convivial tout cela se partage avec humour. A quoi bon leur expliquer. Chacun vit comme il veut. Pas de voiture, pas de sèche-linge, pas de lave-vaisselle mais bien une machine à laver, un aspirateur, une tablette numérique, une télé, quelques ordinateurs pour la famille, comme tout le monde, une taque de cuisson à induction pour l'économie énergétique et surtout, une maison bien isolée. Un petit nid de bonheur. Finalement, j' ai quand même pas mal de choses, plus que je ne le pensais. Mais la simplicité ne se réduit pas à la possession. C'est une manière d'être aussi. Leurs arguments me font rire. Elles se croient libres mais elles ne se rendent pas compte qu'elles sont piégées. Et quelle panique quand leur mobile tombe en panne ou disparaît subitement de leur vie ! Pourtant, depuis des années, elles aiment remettre cette conversation sur le tapis ! -Tu as toujours ton vieux mobile?, continue la collègue qui n'a toujours pas trouvé le mode d'emploi du sien. Moi aussi je peux la taquiner : -Oui, et il n'est pas vieux... petit, mignon, facile à ranger et je ne vois pas pourquoi je devrais en acheter un autre tant qu'il fonctionne. Le mien, au moins, il ne bugge pas ! Et... Je sais m'en servir ! Il s'agit, en fait, d'un ancien mobile que ma fille m'a donné quand elle s'en est acheté un nouveau. On allait quand même pas le jeter ! Mon mari m'avait proposé de m'en offrir un mais j'ai préféré reprendre celui de ma fille. C'est affectif aussi. Une autre collègue me dit dans son rire: -Si tu n'existais pas, on devrait t'inventer ! -Tu n'as pas encore compris que je suis exceptionnelle ? Je lance quelques fleurs à mon ego afin de le rassasier. - Une extraterrestre tu veux dire !, conclut une autre. DES DRAMES ET DES BROUILLES. L'année scolaire prochaine, je ne travaillerai plus en dialyse. Je suis un peu triste de quitter mes élèves et je ne vais pas le leur annoncer tout de suite. Il sera encore temps en septembre, si rien ne change d'ici là. Ce n'est pas la peine d'alerter les enfants et les parents deux mois à l'avance. En attendant, les résultats scolaires arrivent. Les enfants qui ont des maladies chroniques ont souvent de grosses difficultés à l'école. Renaud, Laetizia et Bénie ont réussi leurs examens. Liloua, quant à elle devrait recommencer son année. Elle n'a pratiquement pas fréquenté l'école pendant tout le premier trimestre mais elle a de bonnes aptitudes. Ses parents s'opposent un peu à un redoublement. -Peut-être qu'à l'école, ils la laisseront passer, compte tenu des circonstances. Ses résultats ne sont pas catastrophiques, me disent-ils avec espoir. Quant à Renaud, c'est un enfant intelligent mais très « brouillon ». Cela lui a déjà posé pas mal de problèmes mais finalement, il y arrive à sa manière. D'ailleurs, le voilà en grande conversation avec Bénie : -Ce week-end, je vais à la communion de ma cousine, lui dit-il joyeusement. -Oh,cool, lui répond-elle en riant. Moi, ça fait une éternité que je n'ai plus mis les pieds dans une église ! -Moi non plus. Ma cousine, elle est contente seulement pour les cadeaux et parce que tout le monde va la regarder... Le reste elle s'en fiche. Je suis perplexe en l'écoutant. A quoi sert toute cette mise en scène ? -En plus, on va bien manger ! Signal d'alarme, l'infirmière intervient, les yeux rivés sur sa machine : -Fais attention quand même ! N'exagère pas ! -Oui, j'ai compris. J'en ai marre !, répond-il en se renfrognant. Effectivement, il y a quelques semaines, lors d'une sortie en famille, Renaud n'a pas respecté son régime, se laissant aller à la fête. Malheureusement, le lundi matin, les infirmières ont constaté qu'il avait pris deux kilos sur le week-end. Yeux gonflés, maux de tête, mine grisâtre, tension trop haute... Il a été dialysé trois jours de suite, pour détoxifier son sang. Il lui a fallu le reste de la semaine pour s'en remettre. Etant habituellement dialysé déjà quatre fois par semaine, ce fut très lourd. Bénie en rajoute : -C'est pas malin ! -Et alors, lui répond-il, ça ne t'est jamais arrivé ? -Si, dit-elle en souriant. On passe tous par là ! Et on n'a pas fini ! On n'a pas fini... Justement, à la dernière réunion pédagogique, le médecin responsable du service nous a annoncé le retour de Younes, un ancien dialysé que nous avons connu il y a quelques années. Ils craignent un rejet du rein greffé. Régime et traitement pas bien suivis, adolescence, ras-le-bol, ... A bout de souffle, il s'est saboté lui-même malgré les mises en garde des médecins... Cela me fait penser... à un suicide. Il lui avait fallu attendre pourtant très longtemps avant de recevoir un rein, sa maladie étant plus compliquée que celle des autres. Le problème, c'est qu'il ne pourra plus être greffé. Un jeune... dialysé à vie. Un avenir lourdement compromis. Une vraie catastrophe... Nous écoutons silencieusement, impuissants face à la gravité de la situation. Retour inéluctable à la case départ. Ses parents sont désespérés. Ils s'en veulent, lui en veulent surtout, en veulent au monde entier. Les médecins ont des connaissances qui leur permettent de sauver, prolonger, améliorer la vie des autres en se battant toute leur vie contre la maladie et la mort. Ils ont entre leurs mains des vies fragiles au destin incertain. Quand un enfant rechute ou meurt, c'est toujours malgré eux. Peut-être que quand une personne disparaît, c'est simplement parce qu'elle devait mourir à ce moment- là. En passant devant la chambre de Younes, en urologie, il m'appelle : -Tu te souviens de moi ? Bien sûr que je me souviens de lui. C'était un enfant souriant, gentil, poli, un battant. Malgré ses difficultés scolaires, il ne se décourageait jamais. Sur son visage d'adolescent se lisent encore des traces d'enfance. Ses traits n'ont pas beaucoup changé mais ses grands yeux bruns ne sourient plus. Il respire la déprime. Je n'ai même pas le temps de rentrer dans la chambre que sa mère me saute dessus. -Tu viens travailler avec lui ? Visage figé, froid, dur, dépourvu d'émotion. Je me souviens d'elle aussi... comme étant ingérable. Je suis surprise par son tutoiement soudain. Je n'aime pas son ton, cette manière de me mettre le grappin dessus. Une question pressante qui sent l'obligation. Il soupire. La mère poursuit : -Tu vois comme il s'en fout ! Il se fout de tout ! Tu n'imagines pas comme il est devenu difficile ! On ne sait plus que faire avec lui,dit-elle d'un ton accusateur. Elle continue : -J'ai tout fait pour toi ! Tout ! Et toi...toi tu fiches tout par terre ! Tu as tout démoli ! La mère est exaspérée, au bord de l'explosion nerveuse.Younes, silencieux, lève les yeux au ciel. Tension palpable. Je déteste l'écouter. Ressentir l'abandon affectif, entendre la déception dans sa voix. Elle n'entend pas l'appel à l'aide de son fils. Certains parents ressemblent parfois aux ogres des contes. Ils « mangent » leurs enfants pour qu'ils soient à leur image, en contrôlant leurs moindres faits et gestes sans jamais se remettre eux-mêmes en question. Et si par malheur, leurs enfants étaient différents de ce qu'ils espéraient, ces derniers le paient cher. Je lui explique brièvement qu'il travaillera avec les profs du secondaire... à la rentrée. Les examens sont terminés. Il n'y a pas d'urgence. Pour l'instant, il doit se soigner. Elle se calme un peu. Pauvre gamin. Ce n'est pas en l'accablant qu'elle pourra l'aider. Elle même a besoin d'aide. Je m'enfuis. J'abandonne. Je passe la main. Je suis contrariée.