ChroniqueDu côté de la vie


Chronique 17: GLOBULES ET CRISES DE NERFS.

Publié le 17-05-2015 21:25:12 | Vu 586 fois | 14 Commentaires

Octobre éparpille ses couleurs d'automne et le ciel orangé annonce une douce journée. L'année scolaire est déjà bien entamée et tout le monde a repris le rythme rapidement. Pourtant, une matinée de crises m'attend. Dans sa chambre stérile, à l'hôpital de jour, Junior crie. En ouvrant la porte, je le découvre sous son drap. A côté du lit, sa maman lève les yeux au ciel en soupirant, impuissante. Elle essaie d'attirer l'attention de Junior en lui disant : -Regarde, Léa est là pour toi. Pas de réponse, calme plat sous le tissu. Soudain, il dégage son visage d'un geste rapide et me lance : -J'en ai marre, je ne peux pas venir à l'école de l'hôpital ! Il remonte ensuite le drap au-dessus de son crâne. Sa maman continue : -Il n'a pas assez de globules blancs. Comme il est fragile, le médecin préfère qu'il reste à la maison encore quelques semaines. Je peux vous laisser avec lui ? Elle s'enfuit. Besoin d'un café pour remonter la pente. Lorsque la porte se referme, Junior sort sa tête du drap, s'assied et s'accoude à la tablette. Puis, il continue ses explications plus calmement : -J'avais envie de venir à ton école moi ! J'en ai marre de la maison. Je passe de ma chambre au salon et du salon à la cuisine. Je ne peux même plus voir mes copains. Ils vont m'oublier si ça continue ! -Je comprends que tu en aies marre. Franchement,je ne sais pas si j'aurais autant de courage que toi. Je perçois un soupçon de fierté sous son air innocent. -Je reste un peu ou tu préfères que je revienne plus tard ? -Tu peux rester, me répond-il en se calant dans son lit. Tiens, on dirait qu'il va mieux, il s'installe. Je souris. Rien qu'en le regardant, je comprends ses mimiques.  -Je suis tellement énervé que je ne peux pas travailler. En plus, ma mère a oublié de prendre mes devoirs. En plus, j'ai chaud aux pieds. Il fallait bien qu'il trouve quelque chose! Je dévie la conversation. -J'ai un nouveau jeu de logique. Tu veux essayer ?  -Je suis malin moi ! Il réfléchit, joue, gagne et se détend. Trente minutes plus tard, la maman ouvre la porte : -Tout va bien ?, demande t-elle. Elle entre tout à fait, s'assied dans le fauteuil et commence à fredonner. Quand je me lève peu après elle me demande : -Vous partez déjà ? -Oui, je continue mon tour. J'ai d'autres enfants à voir. Je reprendrai le jeu tout à l'heure. Je pars ensuite en oncologie, direction chambre de Léo, réhospitalisé depuis quelques jours, qui est en pleine crise de nerfs. Décidément, ambiance révolte partout où je passe. Sa maman sort de la chambre quand elle voit apparaître ma tête au hublot. -Il crise ( le nouveau verbe de l'année), me dit-elle. Le nombre de globules blancs a baissé et il doit rester quelques jours de plus alors vous imaginez la catastrophe ! Il en a marre ! Et l'histoire se répète...Encore les globules... A l'intérieur, Léo déverse sa colère sur l'infirmière. Je l'entends crier. La pauvre reçoit toute son agressivité en gardant son calme. En attendant, je n'ai jamais vu Léo dans cet état. La situation est grave et dans ce cas, les draps servent encore de refuge pour les larmes de rage. Je promets à la maman de repasser lorsque les soins seront terminés. Elle semble dépassée par les événements. -Oui et peut-être qu'un bain chaud lui ferait du bien ?, me dit-elle avec espoir. Dans l'autre service, l'éducatrice me tend l'étiquette avec le nom et le prénom de Janie, une petite fille de neuf ans, hospitalisée pour problèmes familiaux.  L'éducatrice m'explique : -Elle est arrivée hier. Je lui ai proposé de l'accompagner à l'école mais elle n'a pas voulu. Elle en a gros sur le coeur.  Je la vois par la vitre de la salle de jeux, les yeux tristes. -On pourrait lui proposer de participer à l'atelier de dessin cet après-midi ?, me dit-elle. -Oui, c'est une bonne idée pour commencer. Elle me présente à la fillette qui me regarde timidement. Je lui propose : -Quand tu en auras envie, tu pourras descendre à l'école. Tu aimes bien dessiner ? Elle me fait oui de la tête. -Alors, ça tombe bien. Il y aura un atelier de dessin tout à l'heure. Tu peux venir, si tu veux. Tu verras, c'est chouette. -D'accord, répond-elle. En sortant de la salle de jeux, l'éducatrice m'avertit que les parents n'ont pas le droit de la voir. Soupirs d'impuissance. Heureusement, chez Bilal, tout se passe bien. Il peut rentrer chez lui en attendant ses prochaines chimios. Il travaille calmement et ça fait du bien. Je tente ensuite une apparition chez Léo. Je tends l'oreille. Pas de bruit, calme plat. La maman me fait signe de venir. -Alors Léo, ça va mieux ? -Oui. Le médecin m'a dit qu' »ils » feront ce qu' »ils » peuvent pour que je puisse rentrer le plus vite possible. Comme d'habitude, mais c'est parfois nécessaire de le rappeler aux enfants.  Il essaie de se concentrer sur son travail mais il reste agité, nerveux. Pas facile de rassembler ses idées face à ses incertitudes et ses angoisses.  Je remarque que sa maman s'est endormie dans le fauteuil. Un petit moment de répit, de relâchement, la fatigue ayant pris le dessus. En quittant le service, je remarque la présence de Bilal dans la salle de jeux. -J'ai réussi à marcher jusqu'ici tout seul !, m'annonce-t-il fièrement. L'après-midi se déroule doucement auprès de Myriame. Son assiette remplie a refroidi. Elle n'a touché à rien. Je déplace le plateau que je pose un peu plus loin. Pendant ce temps, elle s'empresse de me dire : -Je dois prendre du poids sinon, je ne pourrai pas quitter l'hôpital mais je n'ai jamais faim. -Il n'y aurait pas quelque chose qui te ferait plaisir ? -Maman va m'apporter des cannellonis. Je vais essayer de manger sinon on me mettra une sonde pour me gaver. L'infirmière qui repart avec le plateau intact lui propose : -Tu pourrais essayer de manger des petites portions. Sa maman arrive avec les pâtes, des biscuits, du raisin dont elle suçote les grains lentement en travaillant. On dirait un petit oiseau. Pendant ce temps, Janie est venue à l'école. Elle a dessiné et joué avec Jeanette. Elle sourit.  Comme elles sont dans la même salle, elles passeront sûrement la soirée dans la chambre de l'une ou de l'autre retrouvant, un moment, l'insouciance de l'enfance.  Jeanette et Janie, deux prénoms qui se ressemblent. Deux petites filles rescapées d'un naufrage familial. LA VIE A DES CHOSES A NOUS DIRE. Tant que je trouverai du plaisir à raconter, je continuerai à écrire et si cela peut intéresser quelques personnes, j'en serais très heureuse. Le jour où je n'aurai plus rien à dire alors, je m'arrêterai. Tant d'histoires se mêlent. Certaines commencent tandis que d'autres se terminent. De mois en mois, d'années en années, des vies se croisent, s'entremêlent, se séparent à l'infini. Il existe autant d'histoires que d'enfants. Mes collègues et moi vivons des rencontres différentes selon l'endroit où nous travaillons. Elles auraient tant d'autres vécus à partager.  Celles qui s'occupent d'enfants « brûlés », cardiaques, en revalidation, en psychiatrie ou en classe pourraient vous conter les mille et unes histoires qui les ont touchées et dont elles se souviendront encore longtemps. Les réactions, le langage, la compréhension et la représentation des événements, de la vie et de la mort diffèrent en fonction de l'âge des enfants.  Une partie de l'équipe rencontre des adolescents, une autre s'occupe des petits de maternelle et d'autres, d'enfants du primaire mais nos émotions d'adultes se rejoignent toujours quelque part. Cela nous ferait du bien de pouvoir les partager de temps en temps. Ce matin, justement, je rencontre une nouvelle famille arrivée la veille. Un couple avec son enfant de sept ans. Un garçon blond au regard vif et curieux. Il s'appelle Quentin. -Cela nous est tombé dessus en une fois, me dit la maman, lors d'une banale prise de sang. Le papa, très émotionné, parle des performances scolaires de son fils : -Il a toujours très bien travaillé, un premier de classe ! On se demandait justement comment se déroulerait la suite de sa scolarité. Ils sont d'accord de ramener son travail et Quentin est enthousiaste à l'idée de continuer sa matière. Il sait qu'il ne pourra plus se rendre à l'école durant huit mois au moins, presque une année scolaire entière. Une éternité pour un enfant de cet âge. Je les laisse. Divers examens médicaux sont déjà prévus et leur journée sera bien chargée. D'ailleurs, un médecin se dirige vers la chambre. Quand j'entre dans la salle de jeux, une fillette de cinq ans, hospitalisée depuis la semaine précédente me demande : -Qu'est-ce que tu vas faire ? Cela signifie : « Tu t'occupes de moi ? » -Et toi, que voudrais-tu faire ? -Ecrire. Elle sait ce qu'elle veut.Pendant que je cherche dans mon classeur une feuille de pré-écriture, elle tend le cou et observe les exercices qui défilent devant ses yeux. Elle s'est déjà installée à la table en me disant qu'elle s'appelle Laure. Après les présentations, elle saisit la feuille que je lui tends et commence à repasser minutieusement sur les pointillés en sortant un petit bout de sa langue, signe d'une grande concentration. L'infirmière arrive mais en la voyant travailler, me fait signe pour me dire qu'elle reviendra plus tard. Ne pas interrompre ce travail appliqué ! L'éducatrice prend le relais. Laure a "oublié" de déjeuner. Il faudrait qu'elle mange un peu. -Tu me montreras ton travail quand je repasserai ? -Oui, tu peux t'occuper de quelqu'un d'autre si tu veux. Je sais bien que normalement, tu travailles avec des grands, me répond-elle sans lever la tête.  Bien observé, elle a du répondant cette petite Laure. Elle m' étonne. L'éducatrice sourit : -Et surtout, il serait temps de prendre ce petit déjeuner. Au moins une tartine. Pas de réponse cette fois.  En sortant de la salle de jeux, je croise les parents de Nicolas, un gamin de dix ans dont je me suis occupée il y a quelques années. Je suis étonnée de les revoir dans le service, cela n'annonce rien de positif. D'ailleurs, après nos retrouvailles forcées, sa maman me dit : -Encore une rechute, la deuxième. Cette fois, j'ai peu d'espoir qu'il s'en sorte.  J'ai l'impression qu'une malédiction poursuit notre famille. Vous vous souvenez ? D'abord son grand-père est mort d'un cancer, puis son oncle l'a suivi de peu et puis lui qui s'en était sorti si difficilement. Cela nous poursuit. On dirait qu'on nous a jeté un mauvais sort. Pourquoi cela nous arrive-t-il encore une fois ? C'est une question que j'ai déjà tellement entendue et à laquelle je ne sais rien répondre. Une de mes amies qui a côtoyé des personnes fragilisées par un destin qui s'est plusieurs fois acharné sur elles au cours de leur vie, me disait un jour :  -Les choses n'arrivent pas par hasard. Nous avons tous à apprendre de nos maladies, de nos souffrances, de nos difficultés. On ne s'en rend pas compte au moment même parce que nous canalisons toute notre énergie pour nous battre et nous sortir de la situation.  Ce n'est que bien plus tard, quand la tempête dévastatrice est passée sur notre vie, qu'on remarque qu'elle nous a changés. En mieux, si cela nous a fait évoluer et comprendre des choses sur soi-même, en moins bien lorsque nous ne trouvons pas les ressources nécessaires pour faire face et se relever malgré notre lutte. Des familles, des peuples portent le poids du malheur en revivant toujours les mêmes situations qui se répètent sans fin.  La vie a sans doute quelque chose à nous dire, un message à nous transmettre dont nous ne saisissons pas le sens. Quand un malheur frappe une famille ou un peuple quelque part dans le monde, c'est l'humanité tout entière qui a probablement quelque chose à apprendre. Elle même a connu des moments difficiles durant son enfance et son adolescence. Ce n'est seulement qu' à l'âge adulte qu'elle a compris le sens de sa maladie.  -Il a fallu que je tombe malade pour que mes parents s'occupent enfin un peu de moi. Au moins, elle aura servi à quelque chose, me dit-elle en riant. Quelle phrase terrible. Elle avait toujours été une petite fille sage, une bonne élève, une enfant facile qui ne se plaignait jamais. La petite fille modèle toujours à l'écoute mais qui n'avait jamais d'aide de personne puisqu'elle n'avait aucun problème.  Ses parents s'étaient toujours occupés de sa petite soeur hyperactive et très difficile à gérer. Il y avait souvent des disputes à la maison, des cris et des crises quand elle ne voulait pas faire ses devoirs ou refusait de les écouter. Alors qu'elle faisait des efforts pour ne pas les gêner, elle espérait qu'ils la regarderaient enfin. Elle voulait être sage pour deux mais c'est sa soeur qui attirait toute leur attention. Elle avait l'impression de ne pas exister à leur yeux, c'est son corps qui a parlé en pleine adolescence, en déclenchant une maladie qui a duré plusieurs mois. Celle-ci leur a permis de se retrouver. Les parents ont compris qu'elle avait besoin d'eux et elle a réalisé combien elle comptait pour eux. Ceci est un exemple parmi tant d'autres mais il est difficile de savoir s'il en est vraiment toujours ainsi. Il nous faudrait sans doute... un sixième sens pour comprendre l'incompréhensible...

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