Du côté de la vie
Chronique 6: LE PETIT MONDE DE LA DIALYSE.
Publié le 15-03-2015 14:02:13 | Vu 579 fois | 14 CommentairesRenaud, un nouveau venu en dialyse sort des feuilles de son cartable. Liloua a apporté ses devoirs et Bénie termine de manger. Laetizia observe Renaud perdu dans ses feuilles d'un oeil suspect. Il me dit : - Je ne trouve pas le devoir que « Madame » m'a donné. Je me dis que ça démarre bien. Laetizia soupire : - Qu'est ce qu'ils sont bêtes ces garçons ! Je lui fais signe de travailler. Renaud est en troisième année et trimbale avec lui tout le fouillis du monde. Classeur mal fermé, feuilles emmêlées, miettes de biscuits entre les pages... Je prends mon courage à deux mains : - Il y a eu un tremblement de terre dans ton cartable ? Au milieu de ses feuilles, il trouve enfin son devoir de calcul écrit. Et quel devoir ! - Aurais-je le tournis ? Ils ne sont pas du tout alignés ces chiffres ! - Je sais, ils sont un peu de travers. J'aime bien le « un peu ». - On dirait qu'il y a eu un coup de vent sur les chiffres. Ils sont tous décalés vers la gauche ! Encore un peu ils s'encourent par la fenêtre ! Il rit, puis m'explique très sérieusement : - Comme je n'avais plus assez de place pour écrire mes chiffres, je les ai écrits sur deux lignes. Ici, c'est la fin de la réponse et en-dessous c'est le début. - Quoi ? Il a l'air de trouver cela tout à fait normal. Pas de problème. Du jamais vu ! Et l'écriture, il ne sait pas se relire ! Quelle magnifique candeur ! Il poursuit le plus normalement possible : - J'ai commencé mon devoir dans la voiture. Quand elle roule, ça bouge ! Eclats de rires de Bénie qui suit toute la conversation. Regard exaspéré de Laetizia qui soupire encore une fois : - Il est vraiment bête celui-là ou il le fait exprès ? Elle remet ses lunettes bleues sur son nez. On dirait une institutrice miniature. On ne joue pas avec le travail ! Je me retiens de rire. Je l'adore. Je ravale mon envie de rire et je le regarde à mon tour très sérieusement : - Bon, je crois que nous allons recommencer ce devoir. Il prend sa tête dans ses mains. Grand désespoir. Il se frappe le front : - Bon d'accord. De toute façon, je n'ai écrit que deux calculs. Il s'assied bien droit, cale son dos contre son coussin. Enfin installé, il prend une belle feuille de son bloc. Je reste près de lui, l'observe et l'interromps avant qu'il ne commence n'importe comment : - Et si tu écrivais ton prénom ici, la date là et le titre en-dessous ? - Ah oui, c'est vrai. - Et n'oublie pas ta latte pour tracer la marge. - La quoi ? On n'est pas sorti de l'auberge ! Un peu plus tard, Bénie ne se sent pas bien. L'infirmière s'affaire, prend sa tension, vérifie les données de la machine, le lit monte du côté des pieds pour élever ses jambes. Tension trop haute, Bénie abandonne son travail et s'endort inclinée la tête en bas. Une nouvelle semaine commence. Liloua est en pleine forme. Elle a une bonne nouvelle à m'annoncer me dit l'infirmière. Je regarde Liloua qui sourit. - Je vais bientôt recevoir mon rein. Ma maman va me donner le sien. Elle se tourne vers sa maman qui poursuit : -Oui, j'ai commencé les tests mais on attend les résultats. Si je suis compatible et que les résultats des examens sont bons alors nous sauterons le pas dans quelques mois. Liloua est contente mais Laetizia qui écoute la conversation ne dit rien. Et son silence en dit beaucoup plus que n'importe quels mots. Un petit coeur se serre et semble crier : - Et moi alors ? Je m'assieds près d'elle. Elle a sorti un livre de son cartable. - J'ai choisi ce livre à la bibliothèque de l'école. « Madame » a dit qu'on doit le lire pour vendredi ». - On commence par ton livre alors ? - Super ! Elle sourit, se concentre, met ses lunettes. Bon départ, lecture fluide, petits accrocs, rires. Elle aime lire. Cela n'a pas été toujours le cas et ce n'était pas gagné d'avance. L'apprentissage de la lecture fut une dure épreuve pour elle et face à la difficulté elle se repliait sur elle-même en prétextant des maux de ventre. Elle si courageuse, si battante, ne supportait pas l'échec en plus de la maladie qui lui prenait déjà toute son énergie. Un jour qu'elle se décourageait une fois de plus je lui ai dit : - Pour le moment, c'est moi qui te raconte des histoires mais, bientôt, c'est toi qui me les raconteras. Surtout, ne lâche pas, travaille, continue tes efforts. Elle n'était pas très convaincue. Aujourd'hui, la voilà me lisant fièrement son livre et malgré quelques hésitations, elle ne se décourage plus. Je la félicite pour tous ses progrès. Je lui dessine un soleil sur la main. - Je le montrerai à ma maman tout à l'heure et je lui dirai que j'ai bien lu. Plus tard, j'aimerais bien inventer des histoires. - Tu en auras des choses à raconter ! Bénie s'arrête en plein travail : - Quel bruit ! Il grêle ! Excitation générale, les enfants regardent les petites boules blanches qui frappent contre les vitres pour rebondir dans le vide. Le temps est enrhumé, grippé, tout gris. LOUCHES DE PATIENCE ET DE COURAGE. Il est de temps de me rendre à l'hôpital de jour. Léo, qui est rentré chez lui, vendredi, arrive dans la salle pleine à craquer. Comme il n'y a pas de lit disponible, je lui donne cours dans le couloir ce qui arrive fréquemment. Nous nous asseyons sur un banc brinquebalant, entourés de petits qui jouent, crient, courent autour de nous. Les infirmières passent et repassent derrière nous. Pas facile de travailler dans ces conditions mais Léo s'accroche. Le seul ennui qui le turlupine est qu'il se fatigue vite et le bruit n'arrange rien. Il me raconte : - Hier, c'était l'anniversaire de ma soeur. - Kenza ? - Oui, on s'est bien amusé et on a bien mangé. Il y avait même des pin-up, j'adore ! Moi, étonnée, pensant avoir mal entendu : - Des quoi ? - Des pin-up ! Des cacahuètes salées. - Ah ! Des peanuts, tu veux dire ? Il me semblait bien qu'il devait y avoir une erreur. Pas le style de la famille. Quoi que... Je n'en sais rien finalement. Erreur rectifiée, il poursuit : - D'habitude, pour nos anniversaires, on invite des copains mais à cause de ma maladie, ma maman a préféré fêter l'anniversaire de ma soeur juste entre nous. Elle a trop peur des microbes. C'est trop dangereux pour moi. Heureusement, ma soeur n'a rien dit pour cette fois. L'année prochaine on fêtera nos anniversaires avec nos amis. Une infirmière vient le chercher, il est attendu pour une échographie. Il soupire, dépose son crayon et disparaît au bout du couloir. Je range ses affaires et les miennes, suite du cours tout à l'heure, s'il est encore là! Dans la chambre, un peu plus loin, Junior va très bien mais ne semble pas plus motivé par son travail que d'habitude. Il me dit devant sa maman qui me salue en regardant son mobile : - J'ai oublié mes classeurs ! - J'ai quand même du travail pour toi mais la prochaine fois, pense à prendre tes affaires. La maman est absorbée par son mobile et le volume de la télé me tape sur les nerfs. Je m'adresse à la maman : - Vous souhaitez qu'il ait un cours aujourd'hui, ou préférez- vous que je revienne un autre jour ? - Non, non, allez-y. Elle lève la tête et me voit enfin. Sourire furtif. - Je peux baisser le volume ? - Oui, oui, faites. Elle me répond sans bouger ... occupée à envoyer un message. Junior cherche la télécommande partout... sous son lit, sur son lit, dans ses draps. La maman tapote imperturbablement sur son mobile. - Ah, la voilà ( la télécommande) ! Plus de bruit. Que le tapotement sur les touches du mobile. Junior me dit : - J'ai toujours pas eu mon hamburger. Une vraie obsession. Il me fait rire. Je m'installe. Le mobile sonne. La maman décroche. Junior plonge dans sa lecture. En quelques instants, le ton est monté au téléphone. Je ne sais pas ce qu'elle raconte, je ne comprends pas sa langue mais elle est emportée par sa discussion qui dure... dure...dure. De temps en temps, j'entends un mot en français. Rien ne perturbe Junior. Pour moi, c'est l'enfer. Je sens la migraine m'envahir. Tout à coup, sortie d'on ne sait où, apparaît une tante qui arrive en parlant fort. Elle passe à côté de Junior et moi et s'adresse à la maman comme si celle-ci se trouvait à des mètres de là, de l'autre côté de la fenêtre. Embrassades, retrouvailles bruyantes, congratulations interminables, deux ... non trois bisous, conversations en direct et au mobile emmêlées. Je me sens en trop. Comme un cheveu dans la soupe. Où est passée ma patience ? Je corrige vite l'exercice de Junior. Au secours sortez-moi de là ! Je me dirige vers la porte, la maman m'appelle. Elle me demande quand est-ce qu'il pourra enfin venir à l'école chez nous parce que, vraiment, il faut qu'il travaille, qu'il avance. Il a encore beaucoup de matière à voir. Il ne fait rien à la maison. Alors là, c'est la meilleure ! Quelle audace ! Je n'en reviens pas ! Je suis sidérée ! Je bois une louche de patience pour pouvoir lui répondre calmement et gentiment : - Quand le médecin l'aura décidé. Il est encore trop tôt pour en parler. Il vous le dira le moment venu. Au revoir. Je sors de la chambre fatiguée, énervée. J'ai à peine fermé la porte, le volume de la télé monte en flèche, reprise du territoire... Vite, m'éloigner de là ! Quand les enfants sortent du quartier stérile, après une greffe de moelle, ils sont encore en chambre stérile lors de leur passage à l'hôpital de jour. Dans quelques semaines, quand Junior aura une bonne immunité, le médecin l'autorisera à venir à l'école chez nous. Léo revient de son examen et me demande : - Tu peux revenir, Léa ? Quel acharnement, ce gamin m'épate. Je fais ma meilleure figure alors que je sens que je n'en peux plus, prends une louche de courage et je lui réponds en souriant : - Oui. Je n'aurais pas pu le laisser là en plan. Je reprends mon calme petit à petit. Ce jour-là, ma soirée fut courte. A 20h30, j'étais au fond du lit. Ma migraine collée au front m'avait poursuivie jusque sur l'oreiller et j'avais « tiré » ma journée à coups de louches. Quelques jours plus tard, les portes de l'ascenseur s'ouvrent sur les parents de Raphaël, notre grand collectionneur de voitures. La maman m'accueille dans ses bras, pleure et m'entraîne dans le couloir. Elle m'explique que son fils a été hospitalisé durant la nuit aux soins intensifs. - Cette fois, c'est la fin. Le papa qui n'avait encore rien dit poursuit : - On espère qu'on pourra le ramener à la maison. C'est ce qu'il souhaitait, mourir auprès de sa famille. Après cette rencontre, mon estomac se noue. Je le revois fonçant dans sa chaise roulante, plein de vie. J'entends sa voix, notre dernière conversation. Même quand on sait qu'un enfant va bientôt nous quitter, cela reste toujours un moment d'émotion intense et de tristesse pour tous ceux qui l'ont connu. Même en travaillant dans un hôpital, même avec le temps, on ne s'habitue jamais à la perte d'un enfant. Des liens tissés au fil des mois, des années, effilochés, coupés subitement. Des fils emportés par le vent ne laissant que des souvenirs du passé. Les parents repartis, les larmes contenues devant eux me montent aux yeux. Dans sa chambre aquarium, Désirée, ma petite fée, chante et sans s'en rendre compte, me remonte un peu le moral. Toujours joyeuse, de bonne humeur malgré son enfermement dans quelques mètres carrés et toujours aussi coquette. - Comme tu es jolie ! - J'ai perdu tous mes cheveux mais ce n'est pas une raison pour ne pas m'apprêter. Petit débardeur rose assorti à sa jupette mauve, des bas rose, gilet mauve. Cerise sur le gâteau : elle porte autour du cou comme foulard, un long bandage garni de fleurs qu'elle a dessinées. Elle est trop mignonne, je lui donne des bisous de loin à travers mon masque. - Aujourd'hui, c'est l'anniversaire de mon petit frère. Il s'appelle Joseph, il a trois ans. Regarde, je lui ai fabriqué une couronne avec les feuilles de couleur que tu m'as apportées. Elle est belle tu ne trouves pas ? Elle la met sur sa tête pour me montrer comme sa couronne est belle. Je vois surtout plein d'étoiles dans ses yeux. Le téléphone sonne : - C'est maman ! Allo ? On dirait une secrétaire, elle répond le crayon à la main prête à noter un rendez-vous : -Oui, maman... Pas de problème...D'accord... Ne t'inquiète pas maman... Ce n 'est pas grave ça, maman... Ok, ne te dépêche pas... Bisous ! Bruit des bisous. Puis, elle veut absolument souhaiter un bon anniversaire à son petit frère : - Oui , Léa est d'accord. Elle me regarde en répondant à sa maman pour voir si je suis bien d'accord. Dès qu'il arrive au téléphone, elle se met à chanter : - Joyeux Anniversaire.... Joyeux Anniversaire Joseph... La chanson se termine et elle applaudit. Je devine que le petit frère applaudit aussi. - Tu vois, je ne t'oublie pas Joseph. Elle ne le reverra que dans quelques semaines. - Maman t'apportera la couronne que j'ai faite pour toi ... Comme ça fait du bien de passer chez Désirée... Une jolie magicienne, la petite fée de la journée qui en plus a bien avancé dans son travail. Des anges, des fées se promènent parmi nous en toute innocence. Ils me donnent l'énergie, la motivation et me réconfortent sans le savoir. De précieuses rencontres, des pépites de soleil, des enfants et même des adultes hors du commun.