ChroniqueDu côté de la vie


Chronique 7: UNE DETERMINATION A TOUTE EPREUVE.

Publié le 17-04-2015 20:40:51 | Vu 583 fois | 14 Commentaires

Nalia ? Il me semblait bien que j'avais déjà entendu ce joli prénom ! Lorsqu'elle me voit arriver dans sa chambre, elle ouvre de grands yeux à la fois étonnés et joyeux.Eh, oui, nous nous connaissons ! Nous nous sommes déjà rencontrées dans l'autre service. Ce n'est pas la première fois que je retrouve une élève de l'autre salle en oncologie. Nalia a une maladie chronique qui nécessite une greffe de moelle osseuse. Son petit frère est le donneur. Il l'accompagne pour passer quelques examens médicaux. Il sera hospitalisé la semaine prochaine durant quelques jours, pour la greffe. Nalia sera déjà en chambre stérile et occupera l'ancienne chambre de Junior. En attendant, elle se réjouit de nos retrouvailles inattendues. Sa maman aussi est contente de voir une personne qu'elle connaît déjà. Tout est organisé avec l'école, elle ira chercher les travaux de Nalia dès demain.  Nalia me dit : - Quand je me suis rendue compte dans quel service j'étais, j'ai failli tomber dans les pommes. - Je comprends. Tu as été impressionnée.  - Maintenant, ça va mieux. La psychologue m'a tout bien expliqué.  Nous commençons à travailler. Nalia a 10 ans. Comme je connais déjà un peu son niveau scolaire, la mise en route se fait presque automatiquement. L'heure des visites approche. La famille arrive plic ploc, au compte-gouttes. Je la laisse profiter de ses proches qu'elle ne reverra plus pendant plusieurs semaines quand elle se retrouvera dans la chambre aquarium. Je descends les six étages par les escaliers, les ascenseurs sont en panne. Junior est à l'hôpital de jour. Comme pour tous les enfants qui sont passés dans le quartier stérile, ses sorties sont très limitées : maison, voiture, hôpital... hôpital, voiture, maison. Lui non plus ne peut recevoir personne chez lui. La famille vivra encore en vase clos pendant de nombreuses semaines. Il est contrarié. -Je commence à m'ennuyer à la maison. Je ne peux toujours pas venir à l'école de l'hôpital ? - Pas tant que tu es en chambre stérile, tu le sais.  Il soupire, travaille, s'applique. Ce n'est pas tous les jours ! Profitons du calme, la maman est partie boire un café. Une nouvelle journée commence par la nouvelle du décès de Raphaël, le collectionneur de voitures. Encore une petite âme envolée, une pépite d'étoile accrochée à la nuit. La liste s'allonge inexorablement. Heureusement, bien plus d'enfants guérissent. - Il est parti sereinement, me dit l'éducatrice.  Dans ma peine, cela me réconforte un peu. Il est décédé chez lui entouré de ceux qu 'il aimait comme il l'avait espéré. Pour certains, la mort c'est le néant, le vide, le rien. Et si c'était d'être partout ? Dans les pensées de nos proches, un éclat de rire, un rayon de soleil, un petit flocon de neige... Je n'assisterai pas aux funérailles, la famille vit loin d'ici. De toute façon, ma décision était déjà prise.  Les funérailles d'enfants et d'adolescents, sont des événements qui intensifient, exacerbent les émotions. Et là, je me sens un peu à la limite nerveusement. Les décès de David et Jamilla m'avaient déjà donné un coup dans l'aile et je sais que je dois me protéger, ne pas dépasser mes limites pour préserver ma santé. Ce n'est pas de l'égoïsme que de penser aussi à soi. A quoi me servirait-il de ne plus pouvoir travailler ? Qu'est-ce que cela apporterait aux enfants ? Rien. J'ai connu ce sentiment de vide, il y a quelques années. J'ai dû rester chez moi, au repos, pendant plusieurs semaines, le corps faible, la tête dans le brouillard, l'esprit cotonneux, incapable de réfléchir, de prendre une décision. Il a fallu un bon moment pour que je trouve enfin l'énergie de rassembler les morceaux épars de mon esprit. Je m'en voulais parce que ma famille aussi en subissait les conséquences. J'ai consulté une psychologue afin de me retrouver telle que j'étais auparavant. Elle m'a appris à penser à moi.  Ma chute eut lieu après les funérailles d'une petite fille, Céline, à laquelle je m'étais particulièrement attachée... Je tenais à l'accompagner jusqu'au bout. La goutte en trop, celle par laquelle déborda le vase. Céline était une enfant douce et très mûre pour son âge. Elle a gardé cette douceur jusqu'au dernier jour. A l'église, quand un rayon de soleil traversa les vitraux pour se poser sur le cercueil comme une caresse, une émotion intense gagna tous ceux qui l'avaient connue et des sanglots contenus ont résonné à ce moment-là. Toute cette émotion a emprisonné mon corps pendant longtemps... Alors maintenant, même si j'ai dérogé parfois à la règle, je balise ma route parce que personne ne le fera à ma place. Je veille, en bonne mère, sur mon enfant intérieur afin qu'il ne dépasse plus les limites. Tout à mes réflexions, j'arrive chez Désirée. Elle danse dans sa chambre. Quelle joie de vivre ! Elle porte un collier de perles qu' elle a confectionné la veille .  - Regarde, j'ai fait le même pour ma poupée. Comme toujours, elle emplit l'espace de bonheur. Elle me montre le calendrier du mois , une grande feuille aux larges cases qu'elle a barrées au fur et à mesure. Tout excitée, elle m'explique : - Ici, c'est la date de mon arrivée et là, la semaine de mon départ. Tu vois, on est déjà loin de l'arrivée et on s'approche du départ. Encore deux semaines ! Je regarde les dessins qu'elle a accrochés aux murs. - Tu ne t'ennuies pas ! - Mais non, je ne m'ennuie pas moi ! Je suis toujours occupée. Je dessine, je joue avec mes poupées, je fais des bijoux avec les perles et en plus, j'ai beaucoup de visites. - Beaucoup de visites ici ? - Ben oui ! Le matin, il y a d 'abord les infirmières, puis toi, puis la kiné. L'après-midi, de nouveau l'infirmière, le docteur, la psychologue et entre temps, papa ou maman arrive ! Le soir, l'infirmière passe encore et puis c'est tout mais ce n'est pas grave parce que je suis fatiguée alors, je dors . - Quelle énergie ! Tu en as du courage ! Quelle positivité et quelle force aussi. Pendant ses explications, elle s'est installée sur une chaise, a tiré la table devant elle, préparé son matériel. Une invitation au travail. Je souris devant tant d'organisation et de détermination ! En sortant de la chambre, j'aperçois Nina qui vient d'arriver dans le service pour ses chimios. Elle passe la porte dans son fauteuil roulant poussé par sa maman. Elle prend les commandes et s'approche de moi , encore emmitouflée dans son écharpe et sa veste rose. - Je te laisse t'installer dans ta chambre et ensuite, si tu veux, nous ferons une activité ensemble. Pas de réponse, elle détourne le regard. Je devine qu'elle n'est pas contente. Je poursuis : - On commence tout de suite ? Grand sourire. Je m'en doutais. - Ah, j'ai compris ! Tu peux entrer dans la salle de jeux, il n'y a personne. Sa maman rit en lui enlevant sa veste. Elle s'installe, je lui lis les consignes une à la fois. La voilà partie dans ses exercices de pré-écriture, format géant. Même avec ses lunettes, elle ne voit pas très bien.  Ma collègue qui revient de l'hôpital de jour où elle s'est occupée des petits de maternelle me signale que Léo est arrivé et il m'attend. Je m'y rendrai lorsque Nina aura terminé son travail. Léo a des nausées mais comme d'habitude, il demande des exercices. Cette fois-ci, on l'a installé dans une chambre. Il est déjà prêt et me dit très sérieusement : - On va en profiter tant qu'il fait calme parce que demain, quand je reviendrai, je n'aurai pas de lit et je serai encore une fois dans le couloir. C'est parce que je resterai moins longtemps. Tu viendras quand même ? -Rendez-vous noté ! -Tu crois qu'on aura le temps de travailler demain ? -On verra ! Quelle impatience ! Je prépare vite ses feuilles pour qu'il ne perde pas une minute de plus. Une demi-heure plus tard, il doit s'arrêter, il est trop fatigué. Je le vois bien, il n'arrive plus à rassembler ses idées. Je lui promets de revenir le lendemain. Il se résigne. Il est déçu, frustré de ne pas pouvoir en faire plus. Il ne supporte pas son affaiblissement. Je lui lance : - Le guerrier doit se reposer de temps en temps ! Il sourit, m'embrasse, me laisse partir. Il m'attendrit. La semaine commence bien, la grille de mon horaire se remplit. J'espère avoir le temps de passer chez tous les enfants . Surtout, ne pas stresser, ne pas courir partout à tout prix. Je dois à chaque fois me maîtriser pour ne pas me mettre la pression moi-même. Nalia est rentrée dans le quartier stérile. Quand j'arrive devant sa chambre, une infirmière m'annonce que nous ne devons plus porter de bonnet, ce n'est plus nécessaire. C'est la nouvelle du jour... étonnant mais tant mieux ! Finis les cheveux aplatis et défaits par le bonnet qui donnait chaud.  La maman de Nalia apporte un énorme sac rempli de « livres-classeurs-cahiers ». Elle les sort un à un et me les pose sur les bras. Cela n'en finit pas ! Je porte environ cinq kilos sur les avant-bras, de quoi m'écrouler sous le poids. De quoi surtout décourager le plus coriace des bons élèves !  Je donne quelques explications à la maman. Je passerai le travail petit à petit à Nalia. D'abord, trier et prendre les exercices les plus intéressants pour l'enfant. Nous n'aurons pas le temps de tous les faire, même en six semaines. Ensuite, les stériliser en les passant à la photocopieuse, les glisser directement dans des sacs également stériles fermés par zip. Après désinfection, les sacs entreront enfin dans la chambre. Et les feuilles ne devront pas en ressortir. La maman m'aide à tout transporter. Retour des « livres-classeurs-cahiers » dans le grand sac. Je les garderai à l'école afin de tout préparer ce midi.  Dans le couloir, quelqu'un m'appelle. Je connais cette voix ! Je me retourne et me retrouve face à Jennifer resplendissante. Un fin duvet a repoussé sur son crâne. Elle en est très fière. Elle se caresse la tête en disant : - Maintenant, on voit que j'ai des cheveux. Ils sont tout nouveaux.  Mamy l'accompagne. Elle est heureuse de nous revoir. Distribution de galettes maison... Réconfort sucré. Elles sont surtout porteuses de bonnes nouvelles et cela me réjouit. Je ne dors pas beaucoup depuis le décès de Raphaël et leur visite réchauffe le coeur. Ces dernières semaines furent particulièrement chargées émotionnellement. Il me faudra un peu de temps pour me remettre vraiment. Je sais qu'un jour, je pourrai penser à lui en souriant, sans pincement au coeur. Me rappeler des beaux moments sereinement. En attendant, je multiplie les bêtises. Mon esprit est ailleurs. Je ne descends pas à la bonne station de métro. Hier, j'ai allumé le four alors qu'il y avait des plats restés à l'intérieur qui ont complètement fondu, et ce matin, j'oublie le cadeau d'anniversaire de ma collègue. Tout le monde rit, sauf moi, honteuse... Désolée. Après les bonnes nouvelles de Jennifer, une autre : Désirée quitte l'hôpital ce matin. Une grosse valise verte attend devant la porte de sa chambre. - Regarde, j'ai tout bien rangé comme ça, maman n'aura pas trop de travail et on pourra vite partir. J'ai hâte de retrouver mes petites soeurs et mon petit frère. Ils seront tout contents et moi aussi ! Je suis très heureuse pour elle mais elle va me manquer. Bonne chance petite fée. Cet après-midi, Nina fait des boudins de plasticine qui serviront à former des voyelles. Peut-être que cette méthode lui permettra de les retenir à long terme. Cet exercice lui demande néanmoins une grande concentration. Le rythme et la maîtrise de ses gestes restent problématiques. J'essaie de l'aider, mais elle secoue vigoureusement la tête en signe de protestation. Elle repousse mes mains, elle veut y arriver toute seule ! - D'accord, ne te fâche pas, lui dis-je en riant. Quelle obstination. Après de longues minutes elle me montre son travail et je vois à son regard qu'elle est très fière de sa réalisation. Pour moi, c'est ce qui compte le plus même si je me doute que dans quelques jours, elle aura certainement tout oublié. Elle aurait besoin d'une scolarité quotidienne et soutenue mais pour le moment, et de nombreux mois encore, sa santé ne le permet pas. Quelques mètres plus loin,embouteillage devant la chambre de Nalia. Kiné, clowns... tout le monde attend son tour. Je propose pour rire : -On devrait installer un distributeur de tickets numérotés comme à la mutuelle.  Face à la situation, les clowns improvisent immédiatement une chanson délirante. Sur ces notes de musique, je passe mon chemin. Je reviendrai plus tard. Je sais qu'elle les attend chaque vendredi et que ce sont leurs tours de magie qu'elle préfère. Ils chantent ensemble et puis, les clowns font beaucoup de bêtises évidemment. Nalia en bonne spectatrice devient également actrice en participant activement à ce moment magique. Le temps passe très vite. Nous filons vers l'été. Le ciel nous offre des couleurs rose et orangées. Mes pensées me portent vers Enzo que je n'ai plus vu depuis trois semaines. Enzo est un gitan. Il a rejoint les gens du voyage, ceux qui n 'arrivent à se poser nulle part. Ils ne sont pas accueillis quand ils arrivent et ne manquent à personne quand ils partent. Pourtant, tout le monde l'aimait bien. Peut-être est-il déjà parti ? Qu'adviendra-t-il de son avenir ? De sa santé ? Ma collègue me communique les noms des enfants que je devrai voir aujourd'hui. Ma grille horaire déborde et je sais déjà que je ne pourrai pas tous les voir. Elle me dit : - On fait ce qu'on peut sans s'énerver. Je sais qu'elle a raison. Je ne vis pas ici non plus. Quoi que... Certains petits pensent que nous habitons dans l'hôpital. Un jour, lors d'une conversation, une petite fille m'a demandé où était ma chambre ! Cela m'avait fait rire et je la trouvais tellement attendrissante dans sa naïveté de petit enfant ! Je lui ai expliqué que je travaillais à l'hôpital mais que j'habitais ailleurs dans un appartement. Elle en était très étonnée. Les petits ne réalisent pas que les adultes ont aussi une vie privée. Ils pensent que nous sommes toujours là où ils ont l'habitude de nous rencontrer. Nous faisons partie du décor. La journée commence avec l'apparition de la maman de Junior. Elle me salue gentiment. Il est avec d'autres enfants à l'hôpital de jour et je ne pense pas que j'aurai le temps de passer dans le service. Ce n'est pas grave. Il a plusieurs rendez-vous médicaux et ne sera pas disponible. Lorsque les portes s'ouvrent sur le service d'oncologie, j'entends un enfant en colère. Sa maman se promène avec un plus petit qui pleurniche dans ses bras. Le petit frère sans doute. Subitement, la fillette apparaît devant sa chambre et crie à sa maman : - Lui, il pourra encore profiter et venir dans tes bras pendant longtemps mais moi pas ! Une phrase lourde de sous-entendus et probablement de vérité. Une vraie gifle. Décomposition du visage épuisé de la maman qui retourne dans la chambre et ferme la porte. Quel choc ! J'en suis toute retournée. Je revois le visage lunaire de l'enfant, l'un des effets secondaires de la cortisone. Les enfants sentent très bien quand le soleil décline, quand la lumière de leur vie s'éteint. Ce matin, j'ai croisé Désirée en pleine forme. Elle disparaissait presque dans sa veste rose  le visage encadré par la fourrure de son grand capuchon, la bouche dissimulée par le masque. J'ai reconnu ses yeux souriants. Elle m'a dit : - Je suis juste venue pour ma prise de sang et je peux retourner à la maison. Tu connais la nouvelle ? Une institutrice vient chez moi pour me donner des cours. - C'est super. Tu travailles bien, je suppose.  - Oui, elle viendra deux fois par semaine parce que je dois encore rester à la maison. Quel plaisir de la revoir. Elle profite de ses moments chez elle pour jouer avec ses soeurs et son frère. Fidèle à elle-même, elle ne s'ennuie jamais. Par contre, Léo arrive à l'hôpital de jour en traînant les pieds. Etonnant ! Son papa m'explique qu'il n'avait pas du tout envie de venir et qu'il n'a pas le moral. Il semble aussi abattu et fatigué que son fils. Léo poursuit en grimpant sur son lit : - J'en ai marre !, bougonne -t-il. Je pensais que j'arrivais à la dernière phase de mon traitement mais c'est encore reporté. Ça n'avance plus. Son papa nous laisse. Il a besoin de prendre l'air. Je m'assieds près de lui et j'essaie de l'encourager un peu : - N'empêche, tu en as fait du chemin ! Tu avances tout doucement, pas à pas. En plus, quelle chance, tu as droit à un lit aujourd'hui ! Demi-sourire silencieux. Je poursuis : - On commence par un jeu ? Grand sourire. Un vrai cette fois. Finalement Léo aura bien travaillé. Monsieur semble satisfait de son travail et de son endurance. Je l'ai quitté en meilleure forme. Il sourit, son papa aussi. Quel soulagement ! Après quelques heures en oncologie, je passe l'après-midi en dialyse.Liloua dort beaucoup ces derniers temps. Tension trop haute, grosse fatigue. Nous prenons du retard sur sa scolarité mais nous ne pouvons rien y changer. Renaud, quant à lui, n'aligne toujours pas ses chiffres. Une vraie catastrophe. Quelques exercices sur le tableau de numération et correction des calculs écrits malgré ses soupirs. - Ne recopie pas les réponses, elles ne sont pas correctes. - D'accord, je recalcule. Combien de temps vont encore durer ces dialyses ? Bénie, en grande connaisseuse, répond joyeusement : - Ne te plains pas, tu viens d'arriver ! Tu as encore bien le temps ! Elle dit ces phrases sur un air de rap. Rires de Laetizia. Liloua émerge enfin, les cheveux en bataille. Sa dialyse se termine, une infirmière va bientôt la débrancher.

CommentairesLaisser un commentaire


Nom:
Email:

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.